Le retournement de Mai 68
Par Bernard Lacroix
Une commémoration est souvent une relecture du passé en fonction des enjeux du présent. Celle de 1968 n’échappe pas à ce phénomène. Sous cette référence de « 1968 » sont rassemblés des répertoires d’agitation (manifestations, occupations de bâtiments, défilés, séquestrations, affrontements avec les forces de l’ordre) sensiblement hétérogènes que, rétrospectivement, l’idée de contre-culture a servi à amalgamer.
Selon les cas, l’agitation a duré ou non, elle a flambé, elle est retombée d’elle-même — ou bien s’est élargie jusqu’à déstabiliser les équipes gouvernantes, comme en Tchécoslovaquie. Les contestations se sont également distinguées dans leur configuration sociale. Cantonnées à quelques universités en Italie, répandues par les rues des capitales à Berlin ou à Mexico, disséminées en de nombreux endroits, de la grande ville au chef-lieu, comme en France, elles ont, selon les endroits et les moments, mobilisé des ouvriers, des étudiants, des paysans, des artistes.
Beaucoup de mouvements de 68 ne semblent d’ailleurs pas avoir commencé cette année-là : il serait plus juste de parler des « années 68 » pour décrire des conflits sociaux divers qui atteignent leur apogée à cette date anniversaire. C’est peut-être en comparant Mai 68 avec des événements homologues, tel le « printemps des peuples » de 1848, que la dynamique d’ensemble apparaît le mieux. Tous les protagonistes ne voient pas leurs espoirs comblés, mais ils ne peuvent pas ne pas avoir été marqués par ces circonstances. Ils vont d’ailleurs le montrer dans leurs activités ultérieures, dans l’investissement politique, éducatif, sanitaire et social, théâtral, culinaire, etc. Et les interprétations dans le feu de l’action vont alors se restructurer au fil du retour à l’ordre.
Tour à tour, Mai 68 a été présenté comme un complot (téléguidé depuis Moscou ou Washington), la répétition générale d’un « grand soir », une crise mondiale de la jeunesse, un conflit de générations, une crise de croissance de l’Université, un défi œdipien, une révolte de civilisation, un conflit de classes (ancien ou nouveau), une crise politique. Aucune de ces figures totalisantes n’est satisfaisante. L’idée que Mai 68 pourrait être un mouvement interne ou international ne vaut guère mieux dès lors que l’observateur n’est jamais confronté à des groupes sans contacts entre eux et à des contestations qui ne font pas référence l’une à l’autre. Le succès de certaines les transforme parfois en drapeau ailleurs ; cela donne à la situation française une importance particulière. Au-delà, Mai 68 serait inconcevable sans les foules qui lui confèrent un caractère d’exception. Et l’énergie des collectifs de coordination rallie les multitudes prêtes à suivre les actions engagées.
Partout, à Prague devant les chars soviétiques, à Berkeley durant les sit-in, « organisés » et « inorganisés » coexistent. Partout, les délégués, représentants ou porte-parole rencontrent le poids et l’appui de sans-parti décidés à passer à l’action : solidaires devant la répression, indignés par l’injustice des rapports de forces internationaux ou portés à épouser l’espoir de libération de continents ou de masses exploités. Tout retour élémentaire sur 68 rend palpable l’opposition cardinale qui le traverse : entre ceux qui ne trouvent rien à redire au monde tel qu’il est (soit qu’ils le subissent, soit qu’ils en tirent parti) et tous ceux qui l’espèrent et le conçoivent autrement.
Mais comment s’est imposé ce qui apparut aux professionnels de la politique comme un désaveu, et bientôt, à tous les interprètes patentés, comme une crise majeure conjuguant l’expression de désobéissances à l’inévitable délitement de la confiance ?
Trois mécanismes génériques permettent d’y voir plus clair. Les circonstances favorisent en premier lieu la revalorisation de thèmes jusque-là condamnés à une circulation confidentielle entre initiés. Pour s’en tenir au cas français, beaucoup admettent l’importance d’idées réputées nouvelles, incarnées par des revues de petite diffusion (Internationale situationniste, Arguments, Socialisme ou Barbarie), autour de noms emblématiques : Guy Debord, Claude Lefort, Edgar Morin ou Cornelius Castoriadis. Ces idées et ces revues sont pour la plupart nées de la réflexion sur les déceptions politiques passées — 1956 (1), 1948 (2), voire sur l’échec de l’espérance révolutionnaire des années 1920.
Fantasme
d’une réconciliation résignée
Dans la conjoncture, elles manifestent à la fois l’attente d’une révélation (révolution) improbable et l’humeur critique vis-à-vis des responsables de toutes les « trahisons » des attentes placées dans le messianisme égalitaire du mouvement ouvrier. Ces idées offrent aux étudiants l’image de l’autre aux couleurs de leurs attentes et de leurs rêves (l’Union soviétique, la Yougoslavie, la Chine, mais aussi le tiers-monde, de l’Amérique latine à Cuba), elles l’incarnent sous le visage de personnages rédempteurs (le « Che » ou Fidel Castro). Ces luttes, ces pays et ces relations lointaines résument l’espoir d’une génération, et le Vietnam se transforme en référence incontournable à Berlin, à Paris et à Milan. Cette figure du Petit Poucet contre l’Amérique, qui contourne l’opposition entre des traditions d’interprétation différentes de l’histoire ouvrière, concentre les raisons de s’en prendre à tous les décrépits enfermés dans leur puissance et leur confort.
Le bouleversement scolaire est un deuxième élément homologue à la plupart des contestations de l’époque. Il crée les conditions morphologiques de la revendication et les conditions idéologiques de sa justification (3). Ce n’est pas parce qu’ils sont inquiets de leur insertion future que les étudiants se révoltent. Très concrètement, et comme le fait ressortir l’exemple français, le moment voit coexister des situations d’anomie, beaucoup de jeunes diplômés accédant à l’emploi avec une représentation de la valeur du titre liée à un état antérieur du marché. En effet, un accroissement de l’intensité des compétitions pour un même poste engendrant des formes de déclassement et l’apparition de structures de compétition particulières, la multiplication des réussites induit paradoxalement une insatisfaction accrue. Grossièrement résumé, le nombre plus élevé des étudiants dont les parents n’ont fréquenté ni lycée ni université conduit ceux-ci à attendre de l’école les rétributions qu’elle procurait à d’autres quand ils n’y avaient pas accès, à un moment où l’élévation des attentes de tous rend impossible que chacun tire son épingle du jeu.
L’attention aux mécanismes scolaires dynamite la fausse opposition entre étudiants et ouvriers. L’analyse historique des grèves fait émerger de nouvelles couches un peu plus qualifiées, tout comme elle montre l’exigence du recours aux immigrés. Cela ne fait pas qu’éloigner l’espoir égalitaire d’une démocratisation ; cela réorganise les relations entre les univers, par exemple manuel et intellectuel, de la division du travail. Ainsi, les mobilisations peuvent entrer en résonance, converger, se rencontrer parfois et entraîner des développements imprévus pour les gouvernements, mais aussi pour les initiateurs de ces mouvements.
La synchronisation de contestations de cibles distinctes, troisième aspect, devient, avec les réactions de l’adversaire et les effets de seuil de l’affrontement, le principe d’histoires très contrastées. L’exacerbation des antagonismes et la superbe des responsables allongent les défilés ; la radicalisation encourage les oppositions jusqu’à dégénérer en émeute : la « nuit des barricades » succède en France à un innocent rassemblement place Paul-Painlevé pour réclamer la libération de camarades. Les rencontres débordant les catégories instituées deviennent pensables (à l’instar de l’immense protestation du 13 mai) (4). Et cela quand la situation prend un caractère extraordinaire à cause des multiples difficultés qu’elle fait naître : arrêt des chaînes de production et impossibilité de se rendre au travail, difficultés de circulation, interruption des communications, limitations réelles ou imaginées des approvisionnements, devant un gouvernement autiste.
Les « événements de 68 » font peur à ceux qu’ils surprennent ; ces derniers n’auront de cesse que de mettre au pas les déchaînements protéiformes qui questionnent leur façon d’exister. L’effervescence favorise la convergence de groupes aux histoires politiques et idéologiques différentes, comme on le constate, le 27 mai 1968, dans l’arène surchauffée de Charléty (5).
Mais la démobilisation est déjà à l’œuvre dans la mobilisation. L’indifférence devant les organisations, quand la colère initiale retombe ; les résistances à l’« organisation », comme refus de l’embrigadement ; les conflits entre organisations, chacune plus sûre que l’autre d’incarner la vérité de l’histoire, épuisent les contestations. Toutes renvoient vers des causes moins immédiatement collectives : repenser les conditions d’exercice de son activité ou réorganiser sa vie.
Ces ferments centrifuges sont les plus vigoureux soutiens des gens en place, quand ils n’invitent pas à la fuite en avant vers l’affrontement militaire sans issue, à l’instar de groupes allemands ou italiens. Le premier anniversaire met ainsi paradoxalement aux prises de nombreux « revenus » de la figure romantique ou exacerbée de la « révolution » avec les derniers dévots d’un rêve entravé, tels que d’irréductibles « communards » (6). Déception, démobilisation, humeur désabusée, sensation que certains s’en sortent mieux que d’autres préparent dans les têtes et dans la rue les fantasmes d’une union réconciliée et résignée. Un « programme commun » ?
C’est pourtant compter sans la reconfiguration des controverses des années 1980, dont la chute du mur de Berlin est le dernier exemple. La reformulation des perspectives pratiques alternatives, d’une part, le brouillage des points de repère droite/gauche, de l’autre, renforcent les groupes et les porte-parole déjà en situation de domination. L’histoire revue et corrigée est transformée en avenir radieux. Le retournement opéré laisse rêveur et donne la mesure de l’ampleur de la restauration. Ils s’insurgeaient contre l’« impérialisme » ; de bons esprits les convertissent aux dangers du « totalitarisme ». Ils croyaient le capitalisme promis à l’effondrement ; il devient la philosophie indépassable du temps. Ils abandonnaient à ses chimères un gaullisme olympien et désuet ; il régit maintenant l’avenir sous le masque de François Mitterrand, Bettino Craxi ou Joschka Fischer.
C’est ainsi que, dans les années 1990, les interventions interprétatives les plus remarquées transforment des rébellions récurrentes ou même trois semaines de mobilisations interpellant le gouvernement en tout autre chose : l’affirmation des droits de l’individu ; l’attestation de nouvelles exigences morales ; un arc de triomphe élevé à la démocratie (7).
Quarante ans après, il faut récuser une histoire de vainqueurs : la dérision (« 68, on en a marre ») autant que la dénonciation (« c’est la faute à 68 »). Mais sans oublier qu’enthousiastes et désabusés se déchirent toujours. Sur les plateaux de télévision, les premiers ensevelissent Mai 68 sous les accents triomphants du mouvement qui a changé la société. N’a-t-il pas décontracté l’activité politique, aidé les femmes à reconquérir leur corps ou libéré les sexualités ? On en oublierait presque, au-delà du propos de quelques-uns, l’immense foule des anonymes sans qui Mai 68 n’aurait pas existé.
On en oublierait aussi, aux côtés de ceux qui se manifestent pour « en avoir été », tous les curieux attirés aujourd’hui par un moment d’exception. On en oublierait enfin le reclassement des interprètes autorisés, l’itinéraire commun qui rend invisible à chacun l’accommodation de tous.
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