dimanche 7 décembre 2008

Lévi-Strauss, de l'Amazonie au Collège de France - Il est le plus grand penseur français vivant. Itinéraire d'un savant hors norme dont l'œuvre, honorée ces jours-ci partout dans le monde, a bouleversé les sciences humaines.

Claude Lévi-Strauss met à mal l'idée d'une civilisation unique fondée sur un progrès unilatéral dont l'Occident détiendrait le modèle.
Claude Lévi-Strauss met à mal l'idée d'une civilisation unique fondée sur un progrès unilatéral dont l'Occident détiendrait le modèle.

Il est le plus grand penseur français vivant. Itinéraire d'un savant hors norme dont l'œuvre, honorée ces jours-ci partout dans le monde, a bouleversé les sciences humaines.

Un jour, peut-être dira-t-on du XXe siècle qu'il fut celui de Lévi-Strauss. Non seulement parce que celui-ci y vécut la quasi-intégralité de sa vie mais surtout parce que son œuvre a changé notre regard sur ceux que nous appelions, il y a seulement quelques décennies, les « sauvages». Après Montaigne, est-il un penseur qui a plus contribué que lui à comprendre l'humanité avec d'autres lunettes que celles de la seule raison occidentale ?

Quelle vie quand on y pense ! Né à Bruxelles le 28 novembre 1908, c'est à Paris, où son père, Raymond Lévi-Strauss, peintre visagiste, et sa mère, Emma Levy, juifs d'origine alsacienne s'installent, que le jeune Claude va vivre l'essentiel de son enfance et de son adolescence. Après des études secondaires brillantes, il s'oriente vers le droit et la philosophie, dont il réussit l'agrégation en 1931. Mais celle-ci, qu'il compare à « une sudation en vase clos», le laisse insatisfait, et il a la révélation de sa vocation d'anthropologue en lisant Primitive Society, ouvrage dans lequel l'ethnologue Raymond Lowie narre son expérience vécue dans les sociétés indigènes.

En 1935, il accepte un poste de professeur de sociologie à l'université de Sao Paulo, au Brésil, qu'il rejoint après un long périple en mer. Pour le compte du Musée de l'homme de cette ville, il part, plusieurs mois durant, dans le Mato Grosso avec sa femme à la rencontre de tribus primitives : les Indiens Bororos et Caduevos, une expérience qu'il relatera dans Tristes Tropiques, le livre qui le rendra mondialement célèbre après guerre. « J'étais dans un état d'excitation intellectuelle intense. Je me sentais revivre les aventures des premiers voyageurs du XVIe siècle. Pour mon compte, je découvrais le Nouveau Monde. Tout me paraissait fabuleux : les paysages, les animaux, les plantes…», dira-t-il dans un livre d'entretiens *.

«Je faisais du structuralisme sans le savoir»

Après d'autres expéditions, notamment chez les Tupi-Kawahib, descendants d'une culture en voie d'extinction, il retourne en France et se retrouve, en 1940, à Vichy pour demander son intégration au ministère de l'Éducation nationale, au moment même où sont promulguées les lois antisémites du régime de Pétain. «Je ne me rendais pas compte du danger…», expliquera-t-il bien des années plus tard en évoquant l'incroyable inconscience de sa jeunesse.

Après l'Amérique du Sud, Lévi-Strauss découvre… l'Amérique du Nord. Il rejoint New York grâce à la Fondation Rockefeller qui organise le sauvetage des savants européens. C'est là qu'il rencontre le grand linguiste Roman Jakobson dont il devient l'ami. « Je faisais du structuralisme sans le savoir. Jakobson m'a révélé l'existence d'un corps de doctrine déjà constitué en discipline : la linguistique […] Pour moi ce fut une illumination…» Le choc est fécond. En 1943 Lévi-Strauss écrit Les Structures élémentaires de la parenté, qu'il publie en 1948 ; en même temps que La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara. Deux ouvrages où il tente de mettre en évidence les infrastructures inconscientes qui modèlent les relations familiales, notamment à travers la loi de l'inceste. Le structuralisme, dont Lévi-Strauss va devenir le pape, est né. Ni idéologie, ni explication du monde, le structuralisme prétend mettre au jour des normes et des lois qui régissent les relations sociales, le langage, la création artistique ou ces mythes auquel l'anthropologue français consacrera sa vie en étudiant les récits des Indiens d'Amérique du Nord et du Sud.

Si Lévi-Strauss est avant tout un savant, il est aussi un sensuel et un affectif. Tristes Tropiques, qui paraît en 1955, est une déclaration d'amour aux peuples qu'on ne disait pas encore «premiers». Dans Race et Histoire et Race et Culture, deux discours qu'il prononce à l'Unesco en 1952 et 1971, le penseur détruit les prétentions scientifiques du racisme et met à mal l'idée d'une civilisation unique fondée sur un progrès unilatéral dont l'Occident détiendrait le modèle. Pour lui, la culture, qui est la marque même de l'humanité, est différence, voire opposition. Écologiste avant l'heure, Lévi-Strauss, qui enseigne à partir des années 1960 au Collège de France, est un prophète de l'antimondialisation heureuse. « L'humanité s'installe dans la monoculture, elle s'apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave», écrit-il dans Tristes Tropiques.

De livre en livre (Le Cru et le Cuit, La Pensée sauvage, Le Totémisme, Mythologiques, Le Regard éloigné, Regarder, écouter, lire…), il élargit le champ de ses investigations, depuis la cuisine jusqu'à la musique, en passant par la ­littérature.

Une prédilection pour l'Orient

S'il reste à l'écart des querelles idéologiques, il ne dédaigne pas la polémique. Critique à l'égard de Sartre et de l'existentialisme, qu'il qualifie de « métaphysique de midinette», il est hostile à Mai 68 et assume un conservatisme qui tranche avec les engagements socialistes de sa jeunesse.

Élu à l'Académie française en 1973, à la place de Montherlant qu'il admire, il conteste, au nom du respect du rituel, que des femmes y soient admises. Et il a, dans les années 1980, des mots durs pour Jack Lang et la « culture jeune». Pour lui, la disparition des traditions va de pair avec l'uniformisation engendrée par une culture de masse.

Si sa démarche critique porte la marque de l'inquiétude occidentale, on peut dire qu'il y a chez Claude Lévi-Strauss, dont l'œuvre complète est parue cette année dans « la Pléiade», une certaine prédilection pour l'Orient et ses spiritualités. En témoignent les voyages au Japon qu'il effectua durant les années 1980 et son intérêt pour le bouddhisme et le shintoïsme. Un mode de pensée où l'homme et la nature ne sont pas dissociés. Comme chez les Amérindiens…

* À lire : «Lévi-Strauss, l'homme derrière l'œuvre» (Lattès), d'Émilie Joulia, un recueil de textes et de témoignages.

» VIDEOS INA - Claude Lévi-Strauss, à la rencontre de l'autre

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