D.R.
C'est principalement sur les bords du lac Victoria que seraient nées ces légendes. Autour du plus grand lac africain, on raconte, par exemple, que verser du sang d'albinos sur une mine d'or pourrait suffire à faire jaillir des pépites, sans même avoir à creuser la terre. Chez les pêcheurs, on soutient que le fait d'appâter les eaux du lac avec un bras ou une jambe découpée sur un corps d'albinos permettrait d'attraper de gros poissons, le ventre gorgé d'or...
En attendant, c'est l'appât du gain qui nourrit ces massacres humains. "L'un des bandits qui a été arrêté après un meurtre a dit qu'on lui avait promis 1 million de franc burundais (650 euros), explique Cassim Kazungu. La peau des albinos vaut une fortune et nous sommes dans un pays où les gens ont faim... Il faudrait que le gouvernement prenne des mesures très sévères à l'encontre des tueurs." Deux hommes ont déjà été condamnés à la peine capitale, mais celle-ci est en passe d'être abolie, ce qui accroît l'angoisse des albinos.
Sur les rives du lac Tanganyika, où l'espérance de vie est de 43 ans, où l'indice de développement humain (IDH) classe le pays à la 169e place mondiale (sur 177), la guerre civile, qui a opposé les ethnies hutu et tutsi entre 1993 et 2006, a fait près de 300 000 morts. La tension ethnique est aujourd'hui retombée et, jour après jour, la paix avance. Jeudi 4 décembre, un accord de cessez-le-feu, conclu avec tous les autres mouvements rebelles en 2006, a été signé entre le gouvernement et le FNL (Forces nationales de libération), le dernier groupe en activité. Mais les massacres ethniques ont laissé des séquelles psychologiques irréversibles, inquantifiables, et une économie en lambeaux. Le soir, dans certains quartiers de Bujumbura, la capitale, on raconte qu'il suffit de "10 000 francs "bou"" (6,50 euros) pour acheter la vie d'un homme...
C'est en Tanzanie, pays de 40 millions d'habitants qui borde le Burundi à l'est, que les premiers meurtres ont été commis. Depuis le début de l'année, il y en aurait déjà eu une trentaine, alimentant des réseaux dirigés par certains notables. Le Parlement européen a adopté, le 3 septembre, une résolution condamnant "vigoureusement" l'assassinat d'albinos dans ce pays.
Les autorités tanzaniennes ont pris des mesures de protection, comme l'instauration d'un recensement et la mise en place d'un service d'escorte pour les enfants se rendant à l'école. Le gouvernement a surtout annoncé que des sanctions très sévères, allant jusqu'à la peine de mort, seraient prises contre toute personne mêlée à ces crimes rituels. Quelques trafiquants et une cinquantaine de sorciers auraient été arrêtés dans la foulée.
L'apparition de cette traque sur le sol burundais pourrait résulter des mesures prises en Tanzanie. Les frontières sont poreuses, surtout lorsque les trafics génèrent des sommes colossales... "Le gouvernement tanzanien a agi rapidement en faisant du meurtre des albinos un crime puni de la peine capitale, a déclaré Olalekan Ajia, responsable de l'Unicef au Burundi, le 19 novembre. Du coup, les sorciers et autres charlatans sont partis pour le Burundi." Le retour de 100 000 réfugiés burundais vivant dans des camps le long de la frontière tanzanienne est une autre hypothèse avancée.
Jusque-là épargné, le Burundi, qui recense près de 150 albinos sur une population de 8 millions d'habitants, déplore donc aujourd'hui 5 meurtres et un disparu. Début décembre, un homme en tenue militaire armé d'une machette a tenté une agression. Il a été arrêté par le père de l'albinos, qui a été sérieusement blessé lors de l'altercation. Roué de coups par les gens du village, l'agresseur est décédé le lendemain.
Les albinos du Burundi vivent la peur au ventre. "Je ne sors plus de chez moi car, même si la capitale est pour l'instant épargnée, je me sens en insécurité, lâche Pascal, 28 ans, un habitant de Bujumbura. Mais je suis bien obligé d'aller faire mes courses... Sur le trottoir, les gens disent en me regardant : "Regardez, le beau paquet d'argent qui déambule !" D'autres stoppent leur voiture à ma hauteur et me menacent : "Tu vaux l'équivalent de trois camionnettes, on va te vendre en morceaux..." Nous vivons un véritable cauchemar." Quelques ruelles plus loin, Nathalie, 25 ans, n'est guère plus sereine. "La situation est très difficile et j'ai peur, dit-elle. Mais je suis surtout très inquiète pour ceux qui vivent à l'extérieur de la capitale." Rien n'arrête les tueurs. Pour découper les membres d'une adolescente de 16 ans, tuée quelques jours plus tôt, certains sont allés jusqu'à déterrer deux fois son cadavre...
Lorsque les premiers meurtres ont été commis, dans la région de Ruyigi, à mi-chemin entre Bujumbura et la frontière tanzanienne, Nicodème Gahimbare, procureur de la province, a parcouru la région pour proposer aux albinos de les héberger chez lui. L'homme a pris des risques pour assurer leur protection. Il a payé de sa poche, aussi. "Il fallait vraiment faire quelque chose pour ces gens, dit-il. Les atrocités des attaques se propageaient à travers les villages, et ils vivaient de plus en plus dans l'angoisse... Dans une même famille, je me souviens qu'il y en avait quatre ! Plus loin, un curé a accepté que je lui en confie quelques-uns... Pendant une semaine, j'en ai hébergé huit. Très vite, on a atteint la vingtaine ! Il en arrivait presque tous les jours des villages alentour..."
Le gouvernement s'est alors penché sur leur sort. Les ONG, les pouvoirs publics et la communauté internationale se sont mobilisés. L'ambassade de France a été l'une des premières à réagir en envoyant des vivres et des matelas dans la maison. L'Union européenne a fait parvenir à Ruyigi des vêtements et des chapeaux pour protéger leur peau, sur laquelle se forment des croûtes après des expositions prolongées au soleil. "Ils vivaient dans des conditions d'hygiène déplorables, confie un Français qui a fait quelques visites à Ruyigi dans un but humanitaire. La maison, qui n'avait ni eau ni électricité, possédait seulement 3 chambres. J'y ai compté 34 albinos..."
Début décembre, une nouvelle demeure a été trouvée. Elle n'est toujours pas raccordée à l'eau et à l'électricité, mais elle est plus spacieuse puisqu'elle compte 10 chambres. On y trouve 39 "enfants du soleil", âgés de 6 mois à 62 ans, auxquels il faut ajouter 6 accompagnateurs (parents, frères ou soeurs). Le loyer est pris en charge par le gouvernement et non plus par l'Association des albinos, "dont les comptes sont totalement vides", indique le président.
L'Etat s'est engagé à prendre à sa charge les 8 policiers, contre 4 auparavant, qui assurent la sécurité de la maison. "On pensait que la situation durerait quelques mois, mais elle perdure, déplore Nicodème Gahimbare. Un jeune albinos est retourné dans son village, mais il s'est fait attaquer dans sa propre maison. Ceux qui sont sous notre protection ont tellement peur de rentrer qu'ils ne veulent plus repartir..."
Le gouvernement burundais, avec l'appui de la communauté internationale, vient de lancer plusieurs campagnes de sensibilisation à travers le pays. Mais s'il faudra du temps pour enseigner la tolérance, il en faudra encore plus pour faire taire les croyances. "Autrefois, on disait qu'un albinos qui naissait de parents noirs portait forcément malheur, car il était l'enfant d'une mère volage, lâche Cassim Kazungu. Il était rejeté et vivait comme un marginal, un laissé-pour-compte. Maintenant, on fait croire aux gens que nous portons chance. Alors, on nous massacre !"
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